vendredi 18 octobre 2013

Gombrowicz et la "culture" française



Dans "Testament", Witold Gombrowicz répond en ces termes aux questions de Dominique de Roux sur la "culture" française - c'était en 1968 :

Il y a le Français logicien et le Français artiste, le Français systématique et le Français spontané, le Français grave et le Français souriant, le Français producteur et le Français consommateur.  À  travers la science, le marxisme et l'existentialisme marxisé, tout ce qu'il y a de sec, de cérébral et de spéculatif en France a été furieusement stimulé. Tandis que l'élasticité française, cette disponibilité innocente, à la Montaigne ou à la Rimbaud, s'est vue étouffée, freinée.
La France demeure vivante tant que son besoin de la Forme est contrebalancé par une méfiance égale envers la Forme. Quelque chose se gâte actuellement dans cette frivolité profonde du Français. Le surréalisme, la plus violente des protestations de l'esprit français contre la menace de la Forme, dès ses débuts fut corrompu par l'intellect,  il  fut assoiffé de logique, il se chercha des raisons dans la spéculation intellectuelle. L'invasion de l'art par la science n'a pas rencontré de résistance sérieuse parce que l'artiste n'a pas su lui opposer assez  de  passion, d'enthousiasme, de poésie, ni une réalité suffisamment concrète, ni assez d’amusement, ni assez de frivolité. Et ont renchéri dans le même temps tous les mécanismes d’une culture de plus en plus mécanisée, qui conduit l'art à devenir toujours plus artificiel, le poète à devenir toujours plus « poète»,  le peintre plus « peintre», le génie plus « génie», et un langage s'est imposé, si surfait, si élaboré, qu’à Paris aujourd'hui on ne sait plus très bien ce qu'on dit. La beauté aussi se gâte. Je me redemande parfois pourquoi je n'aime guère Proust. C'est l'atmosphère queue-de-pie et robe de chambre de son œuvre qui me hérisse tant ; jamais  il  ne sort de son milieu, pas même un court instant. Ce martyr a connu la mort et la souffrance et les pièges de la vie, mais pour ce qui est de la beauté et du charme, il n'a pas su se libérer. Il a eu assez d'énergie pour faire de Montesquiou un Charlus, mais dans le domaine esthétique il est resté jusqu'à la fin le vassal de Montesquiou. Ses profondeurs, ses acuités, ses analyses, oui, tout cela fonctionne assez bien. Mais ses extases, ses charmes, ses séductions ont des relents de salon de beauté et de chambre à coucher, ils ont quelque chose de maladif et de salonard, ils sont « délicats».
La beauté française, je l'ai toujours vue fragile, et risquée en un sens, du fait qu'elle procède plus d’une civilisation que de la nature. Versailles, c'est une forme de beauté, sans aucun doute, mais bien suspecte. Elle frôle le ridicule et la laideur par cela même qu'elle est artificielle et raffinée. Le sort de la beauté française tient donc à ceci : qu'à ces produits de haute civilisation, artificiels et maniérés, la légèreté sache faire face, et passer outre en ralliant la vie la plus courante. De ce point de vue  il  est très instructif que la seule beauté vraiment admirée par Proust, la beauté d'un jeune garçon tout simple, ne pénètre même pas une seule fois dans les pages de son œuvre, ni directement, ni indirectement. Cette beauté, la plus importante, elle est tue, elle ne trouve pas place dans son style. À la lumière de Sartre et de Proust, nous voyons combien la France s'éloigne toujours davantage dans sa pensée et dans son art de la fraîcheur de ses sources. Et le Français qui, il n'y a pas longtemps encore, était réputé pour son désir de plaire, emploie toutes ses énergies aujourd'hui à déplaire - dans la littérature et dans l'art tout au moins. C'est ainsi que la culture la plus tonique et la plus rafraîchissante de l'Histoire devient de plus en plus rebutante.
Le Français réussira-t-il encore à établir le contact avec un autre Français? Ou bien se contentera-t-il d'une relation plus abstraite avec les produits de sa propre culture et des autres? Voyez : leurs romans ne sont pas écrits pour le lecteur mais pour la critique, leur art est au service de la théorie, et leur morale, leurs efforts pour se libérer, pour retrouver la spontanéité et la liberté, sont prémédités, et subordonnés aux règles.
Le surréalisme n'est pas la dernière tentative de révolte contre ce raidissement. Aujourd'hui encore  il  ne manque pas de révoltés qui se débattent fébrilement comme des poissons sortis de l'eau. Leurs mots d'ordre sont la communication directe, la liberté, la création. Mais quelle est la nature de ces révoltes? Ce qui les caractérise toutes sans exception, c'est qu'elles sont spasmodiques, convulsives, brutales et froides ; elles ne débouchent sur aucune détente, mais contribuent au contraire à accroître le spasme, la convulsion, la tension.
Manque d'air. Tout s'intensifie, rien ne se relâche. Cela me fascine, dans la France d'aujourd'hui. Cet étouffement. Cette menace. Ça, c'est excitant!

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